8.1.11

A méditer en janvier

« En acceptant d’être sensible, on ne risque de tuer que soi-même, en se durcissant, ce sont les autres qu’on tue.»
Michel del Castillo, écrivain

Fin d'année

Le calendrier achève de jaunir sur le mur de la cuisine. Après un an de bons et loyaux services, il vit ses dernières heures, et s’apprête à rejoindre les vieux papiers pour le feu… Au fronton des mois égrainés se dévoilent, à l’encre délavée, les vestiges d’une année, qu’une fois encore, on n’a pas vu passer : dîners amicaux, impératifs professionnels « à ne surtout pas oublier », réunions de parents, week-end en famille, urgences diverses se mêlent aux rendez-vous chez le dentiste et aux pense-bêtes en tous genres ; il y a aussi les cases vierges, fécondes respirations ou mauvais souvenirs de jours trop vides…
Trois cent soixante cinq journées, autant de nuits et leurs lots de sourire et de larmes, de joie fugace et de coup de blues, de bonheurs âpres et de complicités légères… Douze mois d’une vie qu’on a tenté de vivre au mieux, ou au moins mal… Des milliers d’heures où il y eut de bonnes et de mauvaises nouvelles : annonce d’un mariage, perspective d’une naissance, choc brutal d’un licenciement ou d’une maladie, douleur infinie de voir un ami mourir beaucoup trop jeune, d’assister impuissant à la vague qui s’abat sur sa tendre femme, sur leurs enfants encore à grandir…
La vie qui passe comme un vif éclat de lumière, comme une ardente blessure aussi. Et au milieu de cette mer de secondes, peut-être, comme un minuscule chapelet d’îles, quelques instants fugaces de prière…
Voici que sur les dernières cases de la dernière page du calendrier déjà périmé s’annoncent les « fêtes de fin d’année ». Mais que célèbre-t-on ainsi ? La mémoire des jours heureux ou l’oubli des heures sombres ? La joie de rendre grâce pour le temps souriant qui nous fut donné ou le vain espoir de noyer sous des flots de Champagne ou de mauvais mousseux les minutes chagrines qu’on aurait tant souhaité ne pas avoir vivre ? La fin d’année comme amnésie ou anamnèse ?
Chacune et chacun à notre manière, nous sommes les héritiers de notre propre histoire, du temps que nous avons vécu, tant bien que mal, au cœur de nos fragilités. Cet héritage – actif et passif indissociablement liés – constitue le bouquet terreux de nos racines : il est aussi nos ailes ! A nous de regarder notre propre passé comme le rocher qui écrase Sisyphe ou comme l’échelle qui permet à Jacob de s’approcher un peu de la lumière !
Et si le poids des jours trop lourds d’hier donnait poids, densité, richesse, paradoxale fécondité aux jours à venir ? Et si la pesanteur ouvrait les portes de la grâce ? La croix comme un étroit passage… Et si nos heures, heureuses et moins heureuses, étaient toutes habitées, accompagnées, secrètement tenues par la main de la Promesse qui, pas à pas nous guide sur le sinueux chemin du dur métier de vivre vers l’indicible espérance ?
A la charnière des ans, sur le quai de cette fin d’année, il nous faut, à l’aube d’un nouvel embarquement, nous souhaiter fraternellement d’avoir faim de l’année qui devant nous s’annonce comme une traversée divinement et pauvrement humaine.
Oui, souhaitons-nous fraternellement de nous laisser donner le cap par Celui qui, seul, sait le chemin... L’Eternel n’habite pas le passé : il ne sait conjuguer – avec nous et pour nous – que… le présent du futur !

Noël à hauteur de museau

« L’incarnation se joue toujours à même la glèbe.»

La neige a pris dans son étau les marches de pierre. Plusieurs vigoureux coup de pelle ont fini par ouvrir un passage. En tournant, la clef forgée a fait résonner la voûte. Il a fallu un franc coup d’épaule pour libérer le vantail. L’humidité glaciale a fouetté le visage du visiteur. Etrangement esseulée dans l’ombre froide, la frêle lampe du tabernacle a semblée presque incongrue. Comme si, en partant, le dernier visiteur avait oublié d’éteindre. Ou pas bien su comment s’y prendre. Pas si facile d’interrompre la petite veilleuse du « bon Dieu » !
Reprendre souffle, se poser un instant… Oublier Paris, la fébrilité professionnelle et ses tensions parfois mesquines, les embouteillages, sur l’autoroute et dans le cœur… Quelques secondes à s’asseoir sur les bancs polis par les ans. On dit que ce sont les Chartreux qui les auraient façonnés, que les villageois les auraient soustraits à la spoliation. Harassant périple à dos d’âne par delà le col qui domine le monastère. Solidarité virile des montagnards de l’époque pour qui la foi était aussi affaire de muscles et de sueur…
Enfin quelques jours sans agenda, sans programme, sans image de soi à endosser comme un costume qui gêne aux entournures. On appelle cela le « temps libre », étrange expression qui en dit long sur la manière dont nous habitons nos jours…
Esquisse spontanée d’une prière mutique : rien à dire, tout à entendre; enfin peut-être, si « le grand silence » daigne venir murmurer son secret à l’oreille engourdie de l’âme… Dans sa statue de plâtre bouffée d’humidité, saint Bruno veille…
Combien seront-ils ce prochain Noël dans cette paroisse reculée de montagne ? Cinq, dix, quinze ? Peut importe : Dieu n’est pas un comptable ! Et ceux qui ne viendront pas n’en resteront pas moins aimés du locataire du tabernacle qui toujours préfère une âme bourrue et mécréante à son étroit « placard » recouvert de dentelle défraîchie.
Il a fallut encore batailler avec la serrure de la sacristie : odeur de renfermé et de tissu moisi. Les vieilles frusques liturgiques et tout le saint frusquin du temps d’avant achèvent leur naufrage…
La caisse est là, rangée sans doute par le dernier curé résident ou par une pieuse paroissienne. Il manque une patte à l’âne, et le « petit Jésus » n’est, vu sa taille dépareillée, sans doute pas d’origine. Une pièce rapportée ! « Cela lui va plutôt bien », sourit le visiteur qui commence à installer la crèche désuette au pieds de l’autel. Il faut s’agenouiller sur le parquet usé, se mettre à hauteur de bergers, de brebis bêlantes et d’étable crottée. Noël ne se renifle qu’à hauteur de museau, à raz de foin. L’incarnation se joue toujours à même la glèbe.
Joseph a son air ahuri habituel. Il n’en revient pas de voir sa douce et tendre Marie donner le jour à l’enfant de la divine Promesse. Il est comme nous Joseph : voici que l’ange du Très Haut le presse d’adopter le propre Fils de Dieu !
Vite il lui faut réchauffer – et nous avec lui – son cœur de voyageur exténué comme on ramène un peu d’air dans le chœur d’une vieille église quelque part en montagne, sur la terre des hommes... Noël, parabole de notre avenir !