Méditation pour ce 3ème
Dimanche Carême (Année A/15 mars 2020)
Homélie non prononcée en raison de la suppression des messes dominicales dans mon diocèse pour cause de Coronavirus...
Le récit que nous venons
d’entendre compte sans doute parmi les plus belles pages de l’Évangile !
Après le désert et l’épreuve des
tentations évoqués lors de notre premier dimanche de Carême.
Après la montagne et l’expérience inouïe
de la Transfiguration dont nous a été donné le récit lors de notre second
dimanche de Carême, nous voici aujourd’hui, pour cette troisième étape de notre
marche vers Pâques, assis avec Jésus au bord de l’ancestral puits de Jacob.
Contemplons la scène : après
un long voyage à pieds en provenance de Judée, alors qu’il fait route vers la
Galilée, Jésus est fatigué, il a faim et soif comme n’importe quel voyageur.
Il est midi, l’heure la plus
chaude de la journée.
L’ombre se fait rare.
Il vient d’envoyer ses disciples
chercher de la nourriture au village voisin et attend que quelqu’un vienne
puiser de l’eau et lui donner à boire.
La scène ne se déroule pas
n’importe où : nous sommes en Samarie, une terre et un peuple qu’un juif
pieux tente en principe d’éviter.
Les Judéens et les Samaritains ne
s’aiment pas. Leur brouille remonte aux
environs du 8ème siècle lors de la conquête de la Samarie par les Assyriens.
Selon l’habitude des guerriers de Ninive,
les habitants de la Samarie ont été déportés et remplacés par des populations
vaincues venues d’ailleurs avec leurs croyances polythéistes. Et leurs
divinités de pacotille.
La foi au Dieu unique est mise à
mal par le syncrétisme…
Et la méfiance des juifs est
grande vis à vis de ce peuple considéré comme hérétique. Une méfiance encore
vive au temps de Jésus…
Continuons de contempler notre
scène : il est midi, le soleil brûle. Ce n’est absolument pas l’heure de
venir puiser de l’eau.
On vient au puits le matin très
tôt ou le soir, « à la fraîche », mais pas en plein cagnard !
Étrange horaire qui sans doute,
par son symbolisme, veut nous révéler quelque chose d’important : c’est en
pleine lumière et pas en catimini que Dieu va choisir ce jour-là de se
manifester.
Une lumière qui, peut être,
ressemble un peu à celle de la Transfiguration !
Autre étrangeté, pour ne pas dire
objet de scandale : arrive une femme, une Samaritaine, 5 fois divorcée, 4
fois remariée, vivant en concubinage avec un 6ème homme avec lequel
elle n’est même pas « pacsée » !
Toutes les conditions sont réunies
pour que la rencontre n’ait pas lieu.
Un homme n’adresse pas la parole à
une femme seule.
Un juif pieux ne parle pas avec
une païenne.
Un croyant respectueux de la Loi,
ne s’approche pas d’une divorcée remariée à la vie amoureuse aussi tumultueuse.
Mais, une fois encore, Jésus se
fiche des grands principes, du « qu’en dira-t-on et de la prétendue bonne
morale !
Sans hésiter, il parle avec cette
femme, elle-même fort surprise par cette liberté inattendue.
Jésus commence par lui exprimer
son désir : « J’ai soif, donne-moi à boire ».
Tandis que la Samaritaine puise
l’eau, le dialogue s’engage et le dévoilement s’esquisse.
Au bord du puits du prophète
Jacob, c’est l’histoire de deux désirs qui, peu à peu, se racontent.
Désir de Jésus de rejoindre le
cœur blessé de cette femme, désir du Christ d’aller à la rencontre de notre
humanité fragile, désir fou de Dieu de faire alliance avec chacune et chacun
d’entre nous. Désir d’aimer et d’être aimé...
En face de Jésus, la Samaritaine
dévoile, elle aussi, son propre désir.
C’est une amoureuse, une
passionnée, toujours en quête du « grand amour » !
À chaque nouvelle histoire
sentimentale, elle y a cru : cette fois-ci, ce sera « pour toujours » !
Mais les hommes l’on déçu. Ces
hommes dont on ne dit rien dans notre texte et qui demeurent, comme souvent,
bien planqués. Car, bien entendu, ce n’est pas de leur faute, ce n’est presque jamais
de leur faute !
Depuis la Genèse et son histoire
de serpent et de fruit défendu, notre Samaritaine sait bien qu’Ève est souvent
désignée comme l’éternelle coupable !
Alors, elle se méfie.
Et commence par envoyer balader ce
juif étrange : « Toi qui es juif, tu me demandes à
boire » ! La Samaritaine se sert des vieilles querelles de son peuple
avec les juifs pour couper court à la conversation.
Elle joue le rôle qu’on attend
d’elle, celui du méchant de l’histoire, et endosse le costume du Samaritain
hérétique.
Mais Jésus ne s’intéresse pas aux
vielles guerres de religion entre Juifs et Samaritains. Il n’est pas venu
parler « religion », « rites » et « morale », mais vérité, sens
profond de la vie et marche vers la Source intérieure.
Alors, il garde son calme, ou plus
exactement, il le donne – ce calme – à la Samaritaine.
Oui, en lui demandant à boire,
Jésus donne à la Samaritaine sa paix. Car cette femme éplorée est inquiète,
bouleversée, sa vie amoureuse ressemble à un lent et inexorable naufrage.
Elle ne sait plus où elle en est
ni même qui elle est !
En lui adressant la parole, en
l’appelant par son nom, en la regardant, en l’écoutant, en lui dévoilant sa
propre soif, le Christ la restaure dans sa dignité et l’apaise. La Samaritaine n’est plus « l’anonyme
pécheresse au 5 maris et au 6ème amant ».
Elle est une femme que le Christ
regarde et relève. Il est probable que Jésus lui murmure des mots qui ressemblent
à ce verset d’Isaïe : « Tu as du prix à mes yeux et je t’aime »…
À aucun moment il ne la juge ni ne
lui fait la morale. Il l’aide simplement à relire sa vie avec lucidité, non pas
pour l’enfermer dans les ornières boueuses de la culpabilité, mais pour lui
faire découvrir que sa soif de bonheur peut, malgré sa vie chaotique, trouver à
s’étancher. Jésus lui dévoile qu’il y a en elle, au plus secret de son cœur,
une source mystérieuse qui peut étancher sa soif de vivre. Et lui ouvrir un
sentier de Résurrection.
Ce chemin, la Samaritaine l’a
emprunté, en éclaireuse devant nous. Elle est pour nous une sentinelle de
lumière, sœurs de ces femmes qui, les premières, dans quelques jours, au matin
de Pâques, courront jusqu’au tombeau pour constater, joyeuses, avant les
hommes, qu’il est vide et que, oui, l’incroyable s’est manifesté : Celui
qui était mort est désormais vivant !
Regardons-les, ces femmes de
l’Évangile, écoutons-les. Laissons-les nous indiquer la voie vers la Source.
Elles ont l’oreille fine, ces
femmes, elles entendent en elles le murmure du Christ leur dire :
« J’ai soif » !
Oui, laissons la Samaritaine
désensabler notre source intérieure.
Profitons de cette marche de
Carême pour venir faire escale, avec elle, au bord du puits de Jacob, ce puits
profond en nous, au plus secret de notre cœur, où coule cette eau vive dont
nous avons besoin pour étancher notre soif de vivre et laver nos blessures.
Laissons le Christ irriguer notre
propre désert spirituel de son eau vive, cette terre sèche et aride de notre
« Samarie intérieure » envahie par nos désirs contradictoires,
nos infidélités chroniques, nos médiocres petites guerres de religion, nos
idolâtries et nos agenouillements devant tant de faux dieux.
Ouvrons l’oreille de notre cœur et
entendons enfin le Christ nous dire :
« J’ai soif ».
Soif de te rencontrer, soif de te
relever, soif de t’aimer tel que tu es, avec tes grandeurs et des limites, soif
de te réconcilier, soif de te pardonner, soif que tu ais soif de mon amour et de ma joie.
Que cette marche de Carême attise
en chacune et chacun de nous la soif d’avoir soif de cette eau vive puisée aux premières lueurs
du grand matin de Pâques…
(c) Bertrand Révillion / Illustration Arcabas