9.2.20

"TOUT CE QUI N'EST PAS DONNÉ EST PERDU" !

Méditation pour le 5ème Dimanche du Temps 0rdinaire- Année A



« Partage ton pain avec celui qui a faim,
recueille chez toi le malheureux sans abri,
couvre celui que tu verras sans vêtement,
Ne te dérobe pas à ton semblable ».

Dans la première lecture (Isaïe 58, 7-10) que nous venons d’entendre, le prophète Isaïe est plutôt « cash » dans ses recommandations !  Il ne tourne pas autour du pot et rappelle cette vérité centrale, impérieuse, incontournable : Croire, c’est se mettre au service du plus pauvre et du plus fragile. La charité n’est pas une simple matière à option ! C’est une dimension impérieuse de la foi…

Nous sommes à la fin du 6ème siècle avant Jésus Christ.
Après une longue et douloureuse période de déportation à Babylone, le peuple hébreu est enfin de retour sur sa « terre promise ».

Les gens sont heureux d’être libérés mais avant tout préoccupés de « refaire leur vie », de « se refaire » comme on dit au poker, de retrouver confort et réussite… Cette fringale compréhensible ne s’encombre pas trop d’attention ni aux pauvres ni à Dieu.

Lorsqu’ils étaient déportés à Babylone, les hébreux ont beaucoup prié et crié vers le ciel pour leur libération. Maintenant qu’ils sont libres, leur vigueur spirituelle s’émousse et leur charité s’essouffle...

Oh, en apparence, pas de problème : à Jérusalem, les croyants pratiquent pieusement leur religion, s’inclinent au tintement des clochettes, suivent religieusement les instructions des prêtres en grande tenue d’apparat, s’agenouillent, se prosternent, font leurs prières en brûlant de l’encens, pratiquent le jeûne, avec l’espoir d’obtenir du ciel un bon « retour sur investissement » !

Mais dès qu’ils quittent leurs liturgies rutilantes, ils se remettent à courir après l’argent, les meilleures places, le succès et oublient le pauvre qui crève à leur porte…

Alors Isaïe se met en rogne. Il pique une « sainte colère ».
Quelques lignes avant notre texte d’aujourd’hui, le prophète n’y va pas de main morte !

Je le cite : « Le jour de votre jeûne, vous savez tomber sur la bonne affaire, et tous vos gens de peine, vous les brutalisez ! Vous jeûnez tout en cherchant querelle et dispute, et en frappant du poing méchamment ».

On pourrait se dire qu’Isaïe leur fait simplement la morale, qu’il se contente de leur frotter vigoureusement les oreilles.

Mais l’enjeu est bien plus profond que cela !

Il y va, selon le prophète, de l’identité même du croyant.

Isaïe sait bien que nous passons notre vie à nous dérober. Nous voudrions, comme il nous y invite, partager le pain « avec celui qui a faim », recueillir « le malheureux sans abri », couvrir « l’homme sans vêtement », bref, aimer notre semblable mais nous ne le faisons pas, ou si peu.

Car notre « semblable » demeure pour nous, le plus souvent, un « autre », un étranger, ce « différent » qui nous laisse indifférent et que nous laissons piétiner à la périphérie de nos vies.

« Quel chemin prends-tu pour faire de l’autre ton semblable ? » telle est l’urgente question que le Christ nous pose aujourd’hui.

Mais qui est mon « semblable » ?
Un autre moi-même ?
Un autre à qui j’impose d’être « comme moi » ?
De vivre « comme moi » ?
De penser « comme moi » ?
De prier « comme moi » ?
De célébrer « comme moi »
D’aimer « comme moi » ?

Non ! Mon « semblable » n’est pas celui qui me ressemble, ma copie narcissique et rassurante dans le miroir, mais celui qui, comme moi, est à la ressemblance de Dieu.

Mon « semblable » est mon « semblable » parce que, comme moi, il est enfant de Dieu, fils ou fille à chaque fois unique du Père…
Sa différence, c’est Dieu qui me la donne, comme un cadeau.

Oui, l’autre est un cadeau parce c’est justement son altérité qui a quelque chose à me dire de la part de Dieu !

Croire, c’est donc vivre un perpétuel déplacement, un perpétuel exode qui me sort de moi-même pour me faire avancer vers la Terre Promise de l’autre. À commencer par le pauvre, le malade, l’humilié, le sans voix, le désespéré…

Alors nous pouvons élaborer les plus belles liturgies, chanter les plus beaux chants, brûler le meilleur encens, revêtir les ornements les plus précieux… notre célébration sonnera creux et faux comme une  mauvaise pièce de théâtre si elle ne nous tourne pas vers l’autre, le petit, le pauvre, le blessé, le fragile…

Croire, ce n’est pas simplement rendre un culte à Dieu, c’est tendre la main à l’autre.
Il n’y a pas d’agenouillement possible devant le saint Sacrement sans, du même mouvement, agenouillement devant l’homme qui souffre.

Alors, il faut nous interroger, Frères et Sœurs : notre foi a-t-elle des mains ? Ces mains sont-elles calleuses à force de serrer celles des pauvres ?
Nos liturgies nous donnent-elles mal au dos à force de nous inviter  à nous baisser pour relever l’éploré  et le désespéré ?

Comment nous exerçons-nous à être ce « sel de la terre » qu’évoque l’Évangile ? Comment prenons-nous notre part pour tenter de donner du goût à la vie de celles, et ceux pour qui l’existence est devenue insipide, fade, insignifiante, voire  écœurante ?  

Quels choix concrets faisons-nous pour être ce lampadaire auquel le Fils de l’homme viendra suspendre la lumière de l’espérance, cette clarté de Dieu qui redonnera jour et vie à celles et ceux qui marchent dans la nuit ?

Cette église où nous venons prier et célébrer, n’oublions pas qu’elle est le lieu d’une escale à la fois nécessaire et provisoire.

Nécessaire pour, tout à la fois, attiser et apaiser notre faim de Dieu.

Provisoire car c’est au cœur de la vie des hommes et des femmes affamés que nous avons à nous faire « pain vivant », signe de la Divine Présence.

Oui, nous sommes ici rassemblés pour devenir ce que nous sommes par la grâce de notre baptême :

Ce sel qui ne craint pas de se « mouiller »  pour redonner goût à la vie de nos frères et sœurs en humanité.
Et ce fanal dans la nuit qui indique le chemin escarpé vers la clarté qui ne s’éteint pas.

Oui, venir communier, c’est laisser Dieu, par la grâce du pain et du vin eucharistique, nous rendre « comestibles » pour nos compagnons d’humanité.

Oui, frères et sœurs, croire, c’est se faire nourriture et lumière pour l’autre !

L’écrivain François Mauriac écrit quelque part :

« Si vous êtes un ami du Christ, plusieurs se réchaufferont à ce feu, et prendront leur part à cette lumière. Mais le jour où vous ne brûlerez plus d’amour, beaucoup d’autres mourront de froid » !

Ou, pour le dire autrement avec le Père Ceyrac : « Tous ce qui n’est pas donné, est perdu » !

Amen

© Texte : Bertrand Révillion


Photo : Père Pierre Ceyrac en Inde