Méditation pour le 5ème Dimanche de Pâques (Année C) – 19
mai 2019
J’ai eu, Frères et Sœurs, comme beaucoup d’autres, la grâce
de lier amitié avec Jean Vanier qui vient de mourir à 90 ans.
D’abord en tant que journaliste, j’ai animé avec lui
plusieurs soirées de témoignage, réalisé des interviews, des portraits…
Et plus personnellement, je me suis parfois rendu, pour
parler simplement avec lui – de Dieu, de la foi, de la vie et de ses fragilités
– dans sa petite maison de Trosly, dans l’Oise, là où a commencé la formidable
aventure de l’Arche, là où il a décidé un jour de sortir Raphaël et Philippe,
deux personnes handicapées, de ce qu’on appelait encore à l’époque des
« asiles », lieux sordides et violents où la dignité des plus fragiles
était souvent bafouée…
Bravant le scepticisme de ceux qui le prenaient pour un
rêveur, il a commencé une vie communautaire toute simple avec ses deux
compagnons. Puis d’autres sont peu à peu venus et aujourd’hui, quelques 55 ans
plus tard, l’Arche compte plus de 150 communautés, présentes dans une
quarantaine de pays.
Lorsque, pour préparer cette homélie, j’ai lu le texte de
l’évangile de ce jour et entendu cet appel du Christ : « Comme je vous ai aimé, aimez-vous les uns
les autres », j’ai immédiatement pensé à Jean.
Un homme totalement donné aux autres, attentif aux plus
fragiles, profondément amical. Et surtout très humble malgré l’œuvre impressionnante
qu’il a fondée.
Je me suis souvenu d’un grand rassemblement de l’Arche, à
Rome. Alors que la foule l’applaudissait à tout rompre, Jean Vanier a posé un
geste inattendu : comme s’il voulait détourner les applaudissements, et faire
comprendre que la gloire n’était pas pour lui, il s’est agenouillé, devant le
Pape, comme il l’aurait fait devant le Christ.
« Ce qui se vit aujourd’hui dans nos
communautés, en France et dans le monde, n’est pas l’œuvre d’un homme, me répétait-il
souvent. Nous sommes, comme le dit la
Bible, des « serviteurs inutiles ». Notre seul travail est de
nous laisser faire par l’Esprit de Jésus, avec humilité. »
Comme le Christ l’a fait lui-même devant ses disciples, Jean
s’est souvent agenouillé devant la personne avec un handicap. Un agenouillement
physique, mais aussi spirituel. Car pour Jean Vanier, l’agenouillement était la
posture même du croyant. Posture du don, du service, posture eucharistique, au
sens le plus étymologique du terme. Où il s’agit rien moins que de donner sa
vie…
L’expression un peu obscure du début de notre texte
d’évangile : « Maintenant le
Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui » ne veut
pas dire autre chose que cet horizon, ce projet de vie : comme le Christ,
nous avons à nous laisser façonner par l’Esprit pour « glorifier
Dieu », c’est à dire le rendre présent, le donner à voir, faire de notre
vie une icône de sa présence…
Ce commandement nouveau de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres »,
Jean Vanier en aura fait la grande, et pour ainsi dire unique règle de vie des
communautés de l’Arche.
La grande règle de vie de tout disciple du Christ :
« C’est à l’amour que vous aurez les
uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra comme mes disciples » dit
Jésus.
Et il ne s’agit pas, vous vous en doutez bien, d’un amour
mièvre, sirupeux, guimauve, dégoulinant de sentimentalisme !
Ne nous trompons pas, Frères et Sœurs : lorsqu’il donne
à ses disciples ce commandement nouveau de l’amour des uns pour les autres,
Jésus le fait dans un contexte bien particulier : au cours du dernier
repas qu’il partage avec eux, juste avant sa passion, alors qu’il vient de leur
laver les pieds, alors que Judas est en route pour le trahir, alors que, déjà,
plane l’ombre de la croix…
L’amour que nous propose Jésus n’est pas un simple penchant
affectivo-émotif sympathique, variant au grès de notre humeur, de nos sentiments
ou de la biochimie de notre cerveau : c’est un choix, une décision, un
programme de vie.
Jésus ne dit pas: « aimez-vous les uns les
uns » ou « aimez-vous les autres les autres » ! Il ne
s’agit pas de se replier dans le petit club privé de nos amours et de nos
amitiés sélectives. Il s’agit de nous
aimer « les uns… les autres », plaçant l’altérité au cœur même de la
rencontre, faisant de la terre sacrée de l’autre le lieu même de la révélation
de Dieu…
Aimer l’autre, c’est laisser l’autre être un autre, et
rester pour nous radicalement autre. Ce
n’est pas tenter de le réduire au même, ni le contraindre à nous ressembler.
Tant de caricatures de l’amour nous le présentent comme une grande
fusion, un renoncement à être soi… Dire : « Je t’aime à condition que tu renonces à être différent de
moi », c’est priver l’autre- que je prétends aimer - de l’accès à
lui-même.
Vous connaissez peut être ce trait d’humour de Sacha
Guitry : « Dans le mariage, on
nous dit que l’homme et la femme ne feront plus qu’un : la question est de
savoir… lequel ?!!! »
Oui, Frères et Sœurs, c’est à un amour exigeant que nous
invite le Christ, avec cette conviction chevillée au cœur que, comme le dit le
moine Enzo Bianchi, « l’autre a
quelque chose à nous dire de la part de Dieu ».
A commencer par le plus fragile, le plus pauvre, le plus
démuni. Chemin exigeant certes, mais sentier escarpé qui conduit à la joie
imprenable.
« Être humble, me
disait encore Jean Vanier lors d’une
de nos dernières rencontres, c’est,
étymologiquement, être proche de l’humus, de la terre, dans ce qu’elle a
parfois d’âpre et de rugueux. Il n’y a pas d’autre chemin pour s’approcher du
ciel que de s’agenouiller, comme Jésus lors du lavement des pieds, devant la
« terre » humaine des autres. Plus nous nous approchons
fraternellement de la « terre » crucifiée des autres, plus nous
marchons vers cette terre promise où nous serons sauvés par l’amour. »
Oui, frères et sœurs, se laisser sauver par le Christ, c’est
accepter le détour par l’autre qu’il nous invite à faire. Détour fécond car
c’est en l’autre que Dieu nous attend et se révèle. Le visage de l’homme comme
épiphanie de l’Éternel…
« Le chemin vers la paix du cœur, me
disait encore Jean Vanier, passe par
l’autre, celui qui souffre. Nous sommes inquiets, parfois angoissés parce que
nous sommes des hommes et des femmes préoccupés par notre image, notre
réussite. Dès que nous osons nous décentrer de nous-même pour tendre la main à
l’autre, c’est alors que nous avons le plus de chance de nous trouver, ou de
nous retrouver. Je découvre qui je suis en entrant en communion avec
l’autre. »
L’ami
Jean racontait souvent cette anecdote qui le faisait bien rire : lors
d’un rassemblement de l’Arche, place saint Pierre, à Rome, Fabio, un jeune
handicapé, était allé, le plus naturellement du monde, s’asseoir sur le trône
du Pape ! Et le Pape avait souri devant cette initiative si peu
protocolaire…
Si
nous voulons, chers amis, comprendre quelque chose à l’amour auquel le Christ
nous invite, nous pouvons garder deux images : celle de Jean Vanier à
genoux devant le peuple bigarré et joyeux de l’Arche, leur lavant les pieds,
comme le Christ.
Et l’image
de Fabio, handicapé fragile et facétieux, s’asseyant… à la première place de
l’Église !
© B. Révillion