13.10.19

SAUVER SA PEAU

Méditation pour le 28ème Dimanche du Temps Ordinaire (13 octobre 2019)



Elle est intéressante cette histoire de guérison de Naaman le Syrien !

Voilà un homme qui a plutôt bien réussi dans la vie.
Il a remporté quantité de victoires, gagné de l’argent, collectionné les décorations…

Tout baigne pour ce « général 5 étoiles » !
Enfin presque…

Car, petite ombre sur la notice du Who’s who, Naaman est malade.
Il a la lèpre, maladie très contagieuse, redoutable cause d’exclusion sociale en même temps qu’elle est perçue comme une punition divine.

Naaman a consulté les plus grands toubibs mais rien n’y fait.
Il ne sait plus à quel saint se vouer…

Un soir, une petite esclave confie à la femme du général qu’il y a, en Samarie, un prophète du nom d’Élisée qui pourrait peut-être bien le guérir.

Ni une, ni deux, Naaman file chez ce « guérisseur » (après tout, on ne sait jamais !) et se présente, avec toute son escorte, à la porte d’Élisée. Il s’attend à être reçu avec les honneurs dus à son rang.

Et là, patatras : pas de tapis rouge ! Pas de réception VIP ! Pas même de prophète ! La porte s’entrebâille sur un simple serviteur qui, de la part d’Élisée, lui dit : « Va te plonger 7 fois dans l’eau du Jourdain ».

Naaman est vexé. Il n’a pas l’habitude qu’on le traite ainsi, lui haut gradé.

Et surtout, Naaman trouve la demande d’Élisée parfaitement stupide : « Je n’ai pas fait tout ce voyage pour aller simplement barboter  dans ce petit Jourdain ridicule ! »

Pour Naaman, le remède doit être à la hauteur de ses 5 étoiles : un vrai super miracle en direct live qui pourrait faire l’ouverture du journal de « 20 heures » !

Très en colère, Naaman rebrousse chemin sans daigner s’arrêter à la case Jourdain.

Et c’est à ce moment là que, à nouveau, un simple serviteur le « déroute » (au sens où à la fois il le déstabilise et il le fait changer d’itinéraire).

Celui-ci lui dit en substance : « Tu étais prêt à te plier à une demande extraordinaire du prophète, tu peux bien accepter le simple bain que celui-ci te propose. Tu n’as rien à perdre… »

Rien à perdre ? Est-ce si sûr ?

En fait Naaman, en allant simplement se baigner « comme tout le monde » dans le Jourdain, a peur de ne plus correspondre à son image d’homme fort et invincible, peur de ne plus être le général en chef de sa propre existence qui vacille.

Il nous ressemble Naaman !

Il a peur de se retrouver « comme tout le monde » en blouse médicale dans les couloirs de l’hôpital, peur du dénuement dans lequel vous plonge la maladie, peur d’avoir « comme tout le monde » à affronter la finitude de l’existence humaine...

Alors il est prêt à tout Naaman : il arrive chez le prophète les bras chargé de cadeaux comme s’il voulait « acheter » sa guérison…
Mais on ne fait pas de troc avec Dieu.

Il veut que le Dieu d’Élisée le guérisse, mais selon l’idée qu’il se fait de la guérison…
Mais Dieu guérit à sa manière, inattendue, toujours déroutante.

La priorité de Naaman, c’est de sauver sa peau de lépreux.
La priorité de Dieu est de guérir son espérance…

Il faut à Naaman la parole d’un esclave qui sait, lui, ce qu’est la fragilité, pour commencer à bouger spirituellement. Ce modeste serviteur, reprenant l’invitation du prophète, le pousse à cesser de croire qu’il est plus fort que les autres, à accepter de tomber enfin de son « cheval d’orgueil »…

Oui, cet esclave le « déroute », le fait sortir de son chemin mental,  sortir de sa prétendue toute puissance et l’entraine à oser l’abandon entre les mains de Dieu.

Notre récit précise qu’alors Naaman accepte de prendre « un autre chemin », celui du Jourdain, c’est à dire symboliquement celui de la conversion.

Naaman fend enfin l’armure, le chef des armées accepte d’être désarmé. Il laisse Dieu et son prophète entrer dans son GPS intérieur les coordonnées du salut. Il commence à comprendre que, pour le dire avec les mots de Thérèse de Lisieux : « Dieu ne demande pas de grandes choses ; mais seulement l’abandon et la reconnaissance »…

Naaman était furibard, littéralement « hors de lui » et voici que, soudain, il trouve accès à lui-même et commence à entendre le murmure de Dieu…

Les mystiques ont une expression pour évoquer ce qui arrive à Naaman : « la brisure du cœur ». Ce moment où nous acceptons enfin nos limites, nos blessures et nos fragilités.

Cet instant de grâce où nous prenons enfin conscience que nous n’y arriverons pas seul, que nous avons besoin d’un Sauveur – « Dieu viens à mon aide ! » – et où nous remettons nos vies entre les mains de Dieu. « Non pas ma volonté, mais ta volonté, Seigneur ! »

Oui, c’est par cette « brisure du cœur »,  cette faille que Dieu nous ouvre enfin à la démesure de l’amour !

Plongé dans les eaux de l’humilité, Naaman est guérit : physiquement sans doute  mais surtout spirituellement. Il voulait simplement sauver sa peau mais c’est son espérance qui  se trouve guérie !

Naaman vient d’apprendre qu’il peut faire confiance à Dieu.

« Ta foi t’a sauvé » dira Jésus, quelques siècles plus tard, au Samaritain lui aussi lépreux. Comme Naaman, cet homme malade a découvert qu’il avait besoin du secours de Dieu pour se remettre debout.

Il a osé crié à Jésus : « Maître, prends pitié ! »  

Et c’est son espérance, autant que sa peau, son cœur autant que son corps que Jésus a sauvé.

Alors, comme Naaman, le Samaritain peut laisser place à la gratitude.

Pour remercier le Seigneur, il se laisse lui aussi « dérouter » par Dieu, il change d’itinéraire pour « revenir » – au sens plein du terme – vers le Seigneur.

Comme Naaman il quitte le sentier de la plainte pour prendre celui de la louange !

Toute notre vie oscille entre ces deux sentiers, celui de la plainte, et celui de la gratitude.

Quand le soir vient et que la nuit tombe sur notre vie, les Vêpres nous font crier vers le ciel : « Dieu vient à mon aide, Seigneur, vient vite à mon secours ! »

Quand l’aube pointe à l’horizon et que le jour se lève sur notre existence, les Laudes nous font chanter : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange ! »

Cette alternance de l’ombre et de la lumière, de la nuit et du jour, de la pesanteur et de la grâce constitue la respiration même de cette condition humaine si fragile qui est la nôtre.

Il nous faut, nous aussi, comme Naaman, « tomber de notre cheval d’orgueil », renoncer à une illusoire toute puissance et reconnaître qu’il nous faut l’aide de Dieu pour habiter et accomplir notre humanité.

Alors, laissons le Maître du Jour nous rejoindre dans l’ombre de nos blessures, de nos deuils, de nos maladies, de nos doutes, de toutes nos fragilités…

Laissons sa main puissante nous extraire des eaux tumultueuses de nos nuits.

Laissons Jésus nous laver le cœur et l’âme et  nous plonger dans les eaux vives de sa Résurrection.

Oui, laissons le Christ sauver la peau de notre espérance !



© Bertrand Révillion

16.9.19

ANNIVERSAIRE D'ORDINATION DIACONALE


 Ordonné diacre il y a tout juste 20 ans !




ANNIVERSAIRE Samedi 14 septembre, nous avons
 mémoire de mes 20 ans d'ordination diaconale au cours d'une messe joyeuse présidée par mon ami et ancien curé, Bruno Valentin devenu évêque auxiliaire de Versailles en janvier dernier... En présence de prêtres du secteur et d'une vingtaine de diacres toujours aussi fraternels ! Une belle célébration, une superbe homélie (merci Bruno pour ce que tu as dit du ministère diaconal) et beaucoup d'émotion...
VOICI LE MOT FINAL que j'ai adressé à l'assistance nombreuse et amicale : 

"Chers amis, 
Un grand merci d’être venus nous entourer en ce jour où nous faisons mémoire de mon ordination diaconale. C’était il y a tout juste vingt ans au CAP st Jacques. J’acceptais, avec le soutien de Sabine, entouré de nos 5 enfants ici présents, de répondre à l’appel de Jean-Charles Thomas, alors évêque de Versailles.
Quelques années auparavant, j’avais été interpellé par un ami prêtre, alors en charge de la communication de l’Église de France. Journaliste, avec un pied dans la presse catholique et l’autre à la télévision, j’étais souvent témoin d’une incompréhension entre l’Église et les médias. Certains de mes collègues de France 2, sachant que j’étais chrétien, m’interpellaient face à ce qu’ils percevaient comme des archaïsmes. 
Dans les couloirs de France Télévision j’avais régulièrement droit à la question piège : « T’as entendu ce que « ton » pape a encore sorti ! » Je ramais alors pour tenter d’expliquer les subtilités d’un texte dont je devais pourtant bien avouer qu’il n’était pas toujours un modèle de communication grand public !
Plus profondément, je percevais souvent, derrière les amicales provocations de mes confrères journalistes, et aussi d’un certain nombre d’artistes et d’écrivains que je côtoyais sur la planète médias, une vraie quête de sens, une authentique soif spirituelle dont je me désolais qu’elles ne trouvent pas à s’étancher à la source d’une Église davantage perçue comme hautaine et moralisatrice que maître de vie…
Un soir, mon ami prêtre m’a balancé sans crier gare, une question à laquelle je ne m’attendais pas. Il m'a dit a peu près ceci : « Au lieu de râler, tu ne pourrais pas t’y coller un peu ? Accepterais-tu de réfléchir à la perspective de devenir diacre, envoyé par l’Église au cœur des médias ? » 
Je suis, je vous l’avoue mes amis, ce soir-là tombé de l’armoire !
J’ai bien tenté un peu de me défiler. Mais j’ai finalement accepté d’entendre l’appel de mon Église et d’y répondre avec mes pauvretés et mes limites.
Vingt ans après, je râle toujours – un peu ! – contre les rhumatismes d’une Église qui a encore souvent mal aux articulations avec la modernité. Je la rêve plus miséricordieuse devant les blessures de l’amour, moins cléricale, moins masculine dans sa gouvernance et davantage ouverte aux femmes, moins craintive dans son dialogue avec la culture contemporaine tout en me réjouissant des avancées portées par ce pape courageux et prophétique qui porte si bien le nom du saint pauvre d’Assise !
Au cours de ces années, j’ai tenté d’habiter ce beau ministère qui est, par excellence, un « ministère du seuil », un point de jonction, de charnière entre l’Église et le monde. 
Avec facétie, mon ami le père Bruno Chenu me rappelait souvent sa définition du diaconat : « Le diacre est une espèce de... gond ! »
Le diacre se tient à la porte et veille à ce qu’elle s’ouvre – sans trop grincer ! –, dans les deux sens : sur le monde et sur l’Église…
Oui, être diacre, c’est être bilingue, c’est accepter de parler la langue des hommes et des femmes de ce temps et la langue de l’Église et de l’Évangile, c’est assumer l’inévitable risque qu’il y a à être un « passeur » entre des univers, des cultures, des mentalités, des vies qui, habituellement, ne se parlent pas beaucoup. 
J’adhère à cette interpellation d’Albert Rouet, ancien archevêque de Poitiers. « L’urgent n’est pas tant de savoir qui vient encore dans nos églises, mais VERS QUI va l’Église ? » 
Je crois qu’effectivement le diaconat se joue là : l’Église n’attend pas que des hommes et des femmes qui ne mettent presque jamais les pieds dans nos paroisses en franchissent soudain le seuil. Elle leur envoie des baptisés, parmi lesquels quelques ministres ordonnés, afin qu’ils s’en fassent des amis. A l’heure des replis identitaires où sévit la tentation de l’entre soi, cette amitié avec le monde est plus que jamais nécessaire. 
On n’annonce pas l’Évangile à une société vis à vis de laquelle on est continuellement en position de défiance… 
Juste avant la consécration, le diacre verse quelques gouttes d’eau dans le vin du calice et prononce cette phrase lumineuse : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris notre humanité ». 
C’est en effet le rôle du diacre que de venir s’approcher de l’autel pour déverser dans le vin de la Résurrection l’eau à la fois claire et boueuse, pure et impure de l’humanité, cette eau que le Christ recueille entre ses mains et mêle à l’argile pour pétrir l’onguent qui rendra la vue à tous les aveugles nés que nous sommes ! 
Depuis 20 ans que je suis diacre par la folie d’un appel imprévu, il y eut bien quelques échecs, mais il y eut surtout de grandes joies et d’inoubliables rencontres avec mes amis des médias et du monde littéraire et artistique mais aussi, et peut-être surtout, avec nombre de femmes et d’hommes plus discrets, plus « anonymes » dirait-on mais non pas sans visage ! 
Ces « gens des rues », croyants ou incroyants, évoqués par Madeleine Delbrêl, que j’ai essayé d’écouter, avec qui j’ai partagé un bout de chemin pour évoquer le sens de la vie, accompagner une souffrance, une maladie, un deuil, préparer un baptême, un mariage ou tout simplement ouvrir, avec pudeur et respect, la seule grande question qui vaille : celle de l’existence de Dieu… 
Pour vous et avec vous, amis de la paroisse et d’ailleurs, avec la complicité de Sabine et des enfants, en communion avec mon évêque Éric Aumônier qui m’écrivait hier ces mots que je vous partage : « Je m’associe cher Bertrand de tout cœur à cet anniversaire en faisant mémoire de ce que le Seigneur accomplit à travers votre ministère. Le témoignage de fidélité et d’ouverture que vous rendez avec Sabine est un cadeau qui nous est fait… » 
Également en amicale proximité avec toi, cher Bruno Valentin, à qui je souhaite bon vent dans cette charge épiscopale nouvelle. Et avec vous, mes frères prêtres et diacres, je vais continuer l’aventure. 
Tenter d’être ce serviteur de la Joie par qui Dieu à quelque chose à vous dire…

« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange ! »

Un immense merci à toutes et à tous ! "




EN FIN DE MESSE les amis et la communauté paroissiale nous ont offert à mon épouse et à moi-même, un temps d'escale au monastère de Bose, magnifique communauté italienne mixte et oecuménique où nous aurons la joie de retrouver notre fidèle ami, le frère Enzo Bianchi !

19.5.19

"AIMEZ-VOUS..."

Méditation pour le 5ème Dimanche de Pâques (Année C) – 19 mai 2019

J’ai eu, Frères et Sœurs, comme beaucoup d’autres, la grâce de lier amitié avec Jean Vanier qui vient de mourir à 90 ans.

D’abord en tant que journaliste, j’ai animé avec lui plusieurs soirées de témoignage, réalisé des interviews, des portraits…

Et plus personnellement, je me suis parfois rendu, pour parler simplement avec lui – de Dieu, de la foi, de la vie et de ses fragilités – dans sa petite maison de Trosly, dans l’Oise, là où a commencé la formidable aventure de l’Arche, là où il a décidé un jour de sortir Raphaël et Philippe, deux personnes handicapées, de ce qu’on appelait encore à l’époque des « asiles », lieux sordides et violents où la dignité des plus fragiles était souvent bafouée…

Bravant le scepticisme de ceux qui le prenaient pour un rêveur, il a commencé une vie communautaire toute simple avec ses deux compagnons. Puis d’autres sont peu à peu venus et aujourd’hui, quelques 55 ans plus tard, l’Arche compte plus de 150 communautés, présentes dans une quarantaine de pays.

Lorsque, pour préparer cette homélie, j’ai lu le texte de l’évangile de ce jour et entendu cet appel du Christ : « Comme je vous ai aimé, aimez-vous les uns les autres », j’ai immédiatement pensé à Jean.

Un homme totalement donné aux autres, attentif aux plus fragiles, profondément amical. Et surtout très humble malgré l’œuvre impressionnante qu’il a fondée.

Je me suis souvenu d’un grand rassemblement de l’Arche, à Rome. Alors que la foule l’applaudissait à tout rompre, Jean Vanier a posé un geste inattendu : comme s’il voulait détourner les applaudissements, et faire comprendre que la gloire n’était pas pour lui, il s’est agenouillé, devant le Pape, comme il l’aurait fait devant le Christ.

« Ce qui se vit aujourd’hui dans nos communautés, en France et dans le monde, n’est pas l’œuvre d’un homme, me répétait-il souvent. Nous sommes, comme le dit la Bible, des « serviteurs  inutiles ». Notre seul travail est de nous laisser faire par l’Esprit de Jésus, avec humilité. » 

Comme le Christ l’a fait lui-même devant ses disciples, Jean s’est souvent agenouillé devant la personne avec un handicap. Un agenouillement physique, mais aussi spirituel. Car pour Jean Vanier, l’agenouillement était la posture même du croyant. Posture du don, du service, posture eucharistique, au sens le plus étymologique du terme. Où il s’agit rien moins que de donner sa vie…

L’expression un peu obscure du début de notre texte d’évangile : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui » ne veut pas dire autre chose que cet horizon, ce projet de vie : comme le Christ, nous avons à nous laisser façonner par l’Esprit pour « glorifier Dieu », c’est à dire le rendre présent, le donner à voir, faire de notre vie une icône de sa présence…

Ce commandement nouveau de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres », Jean Vanier en aura fait la grande, et pour ainsi dire unique règle de vie des communautés de l’Arche.

La grande règle de vie de tout disciple du Christ : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra comme mes disciples » dit Jésus.

Et il ne s’agit pas, vous vous en doutez bien, d’un amour mièvre, sirupeux, guimauve, dégoulinant de sentimentalisme ! 

Ne nous trompons pas, Frères et Sœurs : lorsqu’il donne à ses disciples ce commandement nouveau de l’amour des uns pour les autres, Jésus le fait dans un contexte bien particulier : au cours du dernier repas qu’il partage avec eux, juste avant sa passion, alors qu’il vient de leur laver les pieds, alors que Judas est en route pour le trahir, alors que, déjà, plane l’ombre de la croix…

L’amour que nous propose Jésus n’est pas un simple penchant affectivo-émotif sympathique, variant au grès de notre humeur, de nos sentiments ou de la biochimie de notre cerveau : c’est un choix, une décision, un programme de vie.

Jésus ne dit pas: « aimez-vous les uns les uns » ou « aimez-vous les autres les autres » ! Il ne s’agit pas de se replier dans le petit club privé de nos amours et de nos amitiés sélectives.  Il s’agit de nous aimer « les uns… les autres », plaçant l’altérité au cœur même de la rencontre, faisant de la terre sacrée de l’autre le lieu même de la révélation de Dieu…

Aimer l’autre, c’est laisser l’autre être un autre, et rester pour nous radicalement autre.  Ce n’est pas tenter de le réduire au même, ni le contraindre à nous ressembler.

Tant de caricatures de l’amour nous le présentent comme une grande fusion, un renoncement à être soi… Dire : « Je t’aime à condition que tu renonces à être différent de moi », c’est priver l’autre- que je prétends aimer - de l’accès à lui-même.

Vous connaissez peut être ce trait d’humour de Sacha Guitry : « Dans le mariage, on nous dit que l’homme et la femme ne feront plus qu’un : la question est de savoir… lequel ?!!! »

Oui, Frères et Sœurs, c’est à un amour exigeant que nous invite le Christ, avec cette conviction chevillée au cœur que, comme le dit le moine Enzo Bianchi, « l’autre a quelque chose à nous dire de la part de Dieu ».

A commencer par le plus fragile, le plus pauvre, le plus démuni. Chemin exigeant certes, mais sentier escarpé qui conduit à la joie imprenable.

« Être humble, me disait encore Jean Vanier lors d’une de nos dernières rencontres, c’est, étymologiquement, être proche de l’humus, de la terre, dans ce qu’elle a parfois d’âpre et de rugueux. Il n’y a pas d’autre chemin pour s’approcher du ciel que de s’agenouiller, comme Jésus lors du lavement des pieds, devant la « terre » humaine des autres. Plus nous nous approchons fraternellement de la « terre » crucifiée des autres, plus nous marchons vers cette terre promise où nous serons sauvés par l’amour. »

Oui, frères et sœurs, se laisser sauver par le Christ, c’est accepter le détour par l’autre qu’il nous invite à faire. Détour fécond car c’est en l’autre que Dieu nous attend et se révèle. Le visage de l’homme comme épiphanie de l’Éternel…

« Le chemin vers la paix du cœur, me disait encore Jean Vanier, passe par l’autre, celui qui souffre. Nous sommes inquiets, parfois angoissés parce que nous sommes des hommes et des femmes préoccupés par notre image, notre réussite. Dès que nous osons nous décentrer de nous-même pour tendre la main à l’autre, c’est alors que nous avons le plus de chance de nous trouver, ou de nous retrouver. Je découvre qui je suis en entrant en communion avec l’autre. »

L’ami Jean racontait souvent cette anecdote  qui le faisait bien rire : lors d’un rassemblement de l’Arche, place saint Pierre, à Rome, Fabio, un jeune handicapé, était allé, le plus naturellement du monde, s’asseoir sur le trône du Pape ! Et le Pape avait souri devant cette initiative si peu protocolaire…

Si nous voulons, chers amis, comprendre quelque chose à l’amour auquel le Christ nous invite, nous pouvons garder deux images : celle de Jean Vanier à genoux devant le peuple bigarré et joyeux de l’Arche, leur lavant les pieds, comme le Christ.
Et l’image de Fabio, handicapé fragile et facétieux, s’asseyant… à la première place de l’Église !


© B. Révillion

17.3.19

TROIS TENTES...

Méditation pour le 2ème dimanche de Carême Année C 17 mars 2019




Comme vous, sans doute, je me suis souvent demandé ce qu’ont « réellement » bien pu voir Pierre, Jacques et Jean sur cette montagne que le Christ les a invités à gravir ?

Oui, qu’ont-ils vu qui les a tant bouleversés ?

 Mystère !

Ce qui est certain, c’est qu’ils ont fait ce jour-là une expérience spirituelle tout à fait exceptionnelle.

Contemplons la scène…

L’événement se déroule sur une « montagne ». Attention, premier indice ! Lorsque la Bible situe une scène sur une montagne, il ne s’agit pas d’une simple précision topographique. Il s’agit souvent de nous alerter, de nous prévenir qu’une parole importante va être prononcée, qu’un geste important va être posé…

Songeons à Moïse sur le mont Sinaï, à Elie sur l’Oreb, au Christ lui-même sur le mont des Béatitudes…

Notre passage d’Évangile précise également que les disciples sont « accablés de sommeil ». Attention, deuxième indice  ! C’est souvent de nuit, par des songes, que Dieu vient murmurer à l’oreille du cœur de grandes vérités et d’impérieux appels…

Rappelons-nous l’épisode de la vocation du jeune Samuel, pensons aussi à Joseph à qui l’ange parle…

En donnant tous ces détails, Luc, en bon pédagogue, nous avertit : ce qui se déroule ici sur cette montagne est d’une extrême importance.
En « apparaissant » aux côtés de Jésus, Moïse symbolise la Loi et Elie, les prophètes. Autrement dit, c’est toute l’histoire de la Révélation qui est donnée à relire, dans un raccourci saisissant.

Cette « vision » vient annoncer aux disciples ce qu’ils n’osaient espérer : cet homme nommé Jésus, ce Rabbi avec qui ils cheminent, cet enfant de Nazareth, est bien le Fils de la Divine Promesse, le Messie tant attendu !

Le cœur brûlant de joie, les disciples sont pris d’un réflexe bien humain : « dressons trois tentes », lance Pierre avec ferveur, sans se rendre compte qu’il vient de proférer une grosse bétise.

« Plantons trois tentes », autrement dit restons ici sur cette montagne, près du « ciel », loin du monde, confortablement éloignés de ses blessures, de ses appels au secours, et de la Passion qui, déjà, s’annonce…

Oui, tentation bien humaine de nous replier dans une pratique religieuse qui nous ferait fuir le monde.
La prière comme mol édredon !
La foi vécue comme repli, bien à l’abri des complexités de la modernité.
Croire pour se « tirer » en douce d’un monde qui nous inquiète, faire de l’Église une citadelle aux portes verouillées, une contre-société, une contre-culture, une sorte de château cathare planté au plus loin de la vie des hommes et des femmes de ce temps, et de leurs appels…

Mais, notre passage d’Évangile n’y va pas par quatre chemins et nous alerte clairement :
« Planter trois tentes », c’est… se planter !

Oui « se planter », se tromper, s’égarer spirituellement.

Rester sur la montagne, c’est ne rien comprendre à l’appel du Christ. Car une expérience spirituelle qui nous ferait rêver d’une vie hors du monde, ne serait tout simplement pas chrétienne !

« La religion n’est pas quelque chose pour jouir d’un petit coin tranquille » disait Édith Stein…

Il n’y a pas d’agenouillement possible devant le saint sacrement, sans, du même mouvement, agenouillement devant nos frères et sœurs, et d’abord celles et ceux qui souffrent.

Dans l’hostie, la présence au monde est l’autre face de la présence réelle…

La vie spirituelle chrétienne ne peut être qu’un perpétuel mouvement de montée et de descente, d’ascension et d’enfouissement.

Il nous faut allier « lutte et contemplation » disait Frère Roger de Taizé.

Le seul chemin qui s’offre à nous pour nous approcher du « Très Haut » est de marcher à la suite du « Très Bas », au plus près des combats humains.

Oui, il nous faut allier prière et action, intériorité et engagement, lutte et contemplation.

En christianisme, on ne monte sur la montagne que pour mieux en redescendre. L’Église n’est vraiment l’Église, non pas à l’écart, mais au cœur du monde.

A la fin de la messe, il ne nous est pas dit : « restez ici, bien au chaud, dans la paix du Christ » mais « allez porter cette paix au cœur du monde ».

Le premier oratoire où le Christ nous attend, c’est l’homme !

Certains mystiques décrivent la vie spirituelle comme une échelle ; non pas une échelle que l’on monte, mais qu’il nous faut descendre, degré après degré, vers toujours plus d’humilité, à raz de terre, au plus proche de la vie des hommes, même si l’ombre de la croix y plane.

C’est sans aucun doute au mont du Golgotha que le Christ fut le plus haut…

Alors, retenons de cette scène de la Transfiguration, trois enseignements de carême :

-       Premièrement, prenons, à l’invitation de Jésus, le temps de nous mettre à l’écart sur la « montagne ». Ne craignons pas de nous abstraire un peu du quotidien, pour aller prier avec le Christ.

-        Deuxièmement, laissons le Christ nous réveiller, comme il l’a fait avec ses disciples, nous tirer de toutes nos léthargies spirituelles et purifier notre foi, souvent tentée par la peur et le replis.

-       Enfin, notre foi revivifiée, écoutons-le nous inviter à ne pas nous installer, mais à redescendre dans les vallées humaines où nous avons à offrir aux hommes et aux femmes de ce temps, nos visages transfigurés par la joie de la foi.

Oui soyons persuadés, quelles que soient nos errances et nos doutes, quelles que soient les « nuits obscures » que traverse l’Église, qu’elle brille déjà sur nos visages la douce lueur de Pâques !

© Texte B. Révillion / Image "Christ priant" Arcabas