Elle est intéressante cette histoire de guérison de Naaman
le Syrien !
Voilà un homme qui a plutôt bien réussi dans la vie.
Il a remporté quantité de victoires, gagné de l’argent, collectionné
les décorations…
Tout baigne pour ce « général 5 étoiles » !
Enfin presque…
Car, petite ombre sur la notice du Who’s who, Naaman est malade.
Il a la lèpre, maladie très contagieuse, redoutable cause
d’exclusion sociale en même temps qu’elle est perçue comme une punition divine.
Naaman a consulté les plus grands toubibs mais rien n’y
fait.
Il ne sait plus à quel saint se vouer…
Un soir, une petite esclave confie à la femme du général
qu’il y a, en Samarie, un prophète du nom d’Élisée qui pourrait peut-être bien le
guérir.
Ni une, ni deux, Naaman file chez ce « guérisseur »
(après tout, on ne sait jamais !) et se présente, avec toute son escorte,
à la porte d’Élisée. Il s’attend à être reçu avec les honneurs dus à son rang.
Et là, patatras : pas de tapis rouge ! Pas de
réception VIP ! Pas même de prophète ! La porte s’entrebâille sur un
simple serviteur qui, de la part d’Élisée, lui dit : « Va te plonger 7 fois dans l’eau du
Jourdain ».
Naaman est vexé. Il n’a pas l’habitude qu’on le traite ainsi,
lui haut gradé.
Et surtout, Naaman trouve la demande d’Élisée parfaitement
stupide : « Je n’ai pas fait tout ce voyage pour aller simplement
barboter dans ce petit Jourdain ridicule ! »
Pour Naaman, le remède doit être à la hauteur de ses 5
étoiles : un vrai super miracle en direct
live qui pourrait faire l’ouverture
du journal de « 20 heures » !
Très en colère, Naaman rebrousse chemin sans daigner
s’arrêter à la case Jourdain.
Et c’est à ce moment là que, à nouveau, un simple serviteur le
« déroute » (au sens où à la fois il le déstabilise et il le fait
changer d’itinéraire).
Celui-ci lui dit en substance : « Tu étais prêt à
te plier à une demande extraordinaire du prophète, tu peux bien accepter le
simple bain que celui-ci te propose. Tu n’as rien à perdre… »
Rien à perdre ? Est-ce si sûr ?
En fait Naaman, en allant simplement se baigner « comme
tout le monde » dans le Jourdain, a peur de ne plus correspondre à son
image d’homme fort et invincible, peur de ne plus être le général en chef de sa
propre existence qui vacille.
Il nous ressemble Naaman !
Il a peur de se retrouver « comme tout le monde » en
blouse médicale dans les couloirs de l’hôpital, peur du dénuement dans lequel
vous plonge la maladie, peur d’avoir « comme tout le monde » à
affronter la finitude de l’existence humaine...
Alors il est prêt à tout Naaman : il arrive chez le
prophète les bras chargé de cadeaux comme s’il voulait « acheter » sa
guérison…
Mais on ne fait pas de troc avec Dieu.
Il veut que le Dieu d’Élisée le guérisse, mais selon l’idée
qu’il se fait de la guérison…
Mais Dieu guérit à sa manière, inattendue, toujours
déroutante.
La priorité de Naaman, c’est de sauver sa peau de lépreux.
La priorité de Dieu est de guérir son espérance…
Il faut à Naaman la parole d’un esclave qui sait, lui, ce
qu’est la fragilité, pour commencer à bouger spirituellement. Ce modeste
serviteur, reprenant l’invitation du prophète, le pousse à cesser de croire
qu’il est plus fort que les autres, à accepter de tomber enfin de son « cheval
d’orgueil »…
Oui, cet esclave le « déroute », le fait sortir de
son chemin mental, sortir de sa
prétendue toute puissance et l’entraine à oser l’abandon entre les mains de
Dieu.
Notre récit précise qu’alors Naaman accepte de prendre « un
autre chemin », celui du Jourdain, c’est à dire symboliquement celui de la
conversion.
Naaman fend enfin l’armure, le chef des armées accepte
d’être désarmé. Il laisse Dieu et son prophète entrer dans son GPS intérieur
les coordonnées du salut. Il commence à comprendre que, pour le dire avec les
mots de Thérèse de Lisieux : « Dieu
ne demande pas de grandes choses ; mais seulement l’abandon et la
reconnaissance »…
Naaman était furibard, littéralement « hors de
lui » et voici que, soudain, il trouve accès à lui-même et commence à entendre
le murmure de Dieu…
Les mystiques ont une expression pour évoquer ce qui arrive
à Naaman : « la brisure du cœur ». Ce moment où nous acceptons
enfin nos limites, nos blessures et nos fragilités.
Cet instant de grâce où nous prenons enfin conscience que
nous n’y arriverons pas seul, que nous avons besoin d’un Sauveur – « Dieu
viens à mon aide ! » – et où nous remettons nos vies entre les mains
de Dieu. « Non pas ma volonté, mais ta volonté, Seigneur ! »
Oui, c’est par cette « brisure du cœur », cette faille que Dieu nous ouvre enfin à la
démesure de l’amour !
Plongé dans les eaux de l’humilité, Naaman est guérit :
physiquement sans doute mais surtout
spirituellement. Il voulait simplement sauver sa peau mais c’est son espérance
qui se trouve guérie !
Naaman vient d’apprendre qu’il peut faire confiance à Dieu.
« Ta foi t’a
sauvé » dira Jésus, quelques siècles plus tard, au Samaritain lui
aussi lépreux. Comme Naaman, cet homme malade a découvert qu’il avait besoin du
secours de Dieu pour se remettre debout.
Il a osé crié à Jésus : « Maître, prends pitié ! »
Et c’est son espérance, autant que sa peau, son cœur autant
que son corps que Jésus a sauvé.
Alors, comme Naaman, le Samaritain peut laisser place à la
gratitude.
Pour remercier le Seigneur, il se laisse lui aussi
« dérouter » par Dieu, il change d’itinéraire pour « revenir »
– au sens plein du terme – vers le Seigneur.
Comme Naaman il quitte le sentier de la plainte pour prendre
celui de la louange !
Toute notre vie oscille entre ces deux sentiers, celui de la
plainte, et celui de la gratitude.
Quand le soir vient et que la nuit tombe sur notre vie, les
Vêpres nous font crier vers le ciel : « Dieu
vient à mon aide, Seigneur, vient vite à mon secours ! »
Quand l’aube pointe à l’horizon et que le jour se lève sur
notre existence, les Laudes nous font chanter : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta
louange ! »
Cette alternance de l’ombre et de la lumière, de la nuit et
du jour, de la pesanteur et de la grâce constitue la respiration même de cette
condition humaine si fragile qui est la nôtre.
Il nous faut, nous aussi, comme Naaman, « tomber de
notre cheval d’orgueil », renoncer à une illusoire toute puissance et
reconnaître qu’il nous faut l’aide de Dieu pour habiter et accomplir notre
humanité.
Alors, laissons le Maître du Jour nous rejoindre dans
l’ombre de nos blessures, de nos deuils, de nos maladies, de nos doutes, de
toutes nos fragilités…
Laissons sa main puissante nous extraire des eaux
tumultueuses de nos nuits.
Laissons Jésus nous laver le cœur et l’âme et nous plonger dans les eaux vives de sa
Résurrection.
Oui, laissons le Christ sauver la peau de notre espérance !
© Bertrand Révillion